« Monsieur Bouquet »

Le comédien et acteur, Michel Bouquet, est décédé le 13 avril 2022 à Paris à l’âge de 96 ans. Avec simplicité et finesse, sans grandiloquence, Muriel Robin lui a rendu un hommage émouvant aux Invalides le 27 avril.

Le Parisien – LP/Fred Dugit

La comédienne Muriel Robin a rendu un hommage à la fois puissant et bouleversant à son ancien professeur du Conservatoire de Paris, qu’elle a connu il y a 45 ans et qui est devenu, au fil des ans, son ami.

En quoi sa lettre se distingue-t-elle des nombreux hommages qui se sont succédés de toutes parts ? Par le choix des mots et par la sensibilité qui le traverse, ce texte ciselé et poignant, prononcé la voix tremblante, témoigne d’un attachement profond.

« Monsieur Bouquet,

Monsieur Bouquet, parce que je vous ai toujours appelé ainsi. Sans prénom, vous restiez le maître. Monsieur, pour la noblesse et l’élégance.

Monsieur Bouquet, savez-vous que je porte tout près du cœur une lettre que vous m’aviez adressée il y a quarante ans, faisant référence à notre entrée commune au Conservatoire six ans plus tôt, vous le professeur, moi l’élève ? Vous écriviez de votre plume légère et bleue : « nous avions besoin de réconfort chacun de notre côté. Je ne sais si vous l’avez trouvé du mien. Moi, en tout cas, je l’ai trouvé du vôtre. »

Sachez qu’auprès de vous, je l’ai trouvé au centuple et plus encore qu’on ne peut rêver.

Un regard, une écoute, une attention à l’autre, une vérité.

Monsieur, vous m’avez ouvert les portes d’un si vaste monde, le théâtre.

J’étais profane, vous étiez sacré.

Avant de croiser votre chemin, je ne m’étais jamais tenue aussi près de pareille intelligence.

Trois années passées dans votre atelier à désirer que quelques bribes de votre esprit m’éclaboussent. Je dis bien atelier, car vous étiez un artisan, un compagnon du devoir, posant et reposant mille fois son ouvrage sur l’établi, avec humilité et dans l’amour du travail.

Un jardinier, aussi. Ne disiez-vous pas avoir creusé, fouillé, bêché les textes du répertoire. J’aimais me tenir près de vous à regarder jaillir les fleurs éclatantes.

Par vous et avec vous, j’ai découvert les mots, leur poids, leur puissance, leur finesse.

Vous ne conceviez pas notre métier autrement que comme une révérence au texte. « Un texte, on le sert sans se servir », disiez-vous. Vous défendiez l’idée d’un acteur serviteur n’existant qu’en creux pour accueillir pleinement son rôle.

L’humilité, rien que l’humilité, à votre image.

Monsieur Bouquet, vous souvenez-vous de notre promenade sur le boulevard tout près de chez vous ? Nos bras étaient liés sans que nos peaux ne se touchent. J’avais 25 ans, je voulais tout arrêter. Vous m’avez rattrapée au vol avec une poignée de mots qui m’ont bouleversée : « je suis ton père de théâtre », mon plus bel acte de naissance ! Ma renaissance. Il y a quinze ans, le métier me tuait. Vous m’avez tancée : « tu n’as pas le droit, Muriel, tu as le devoir de servir ! » Le père avait parlé, le repère dans la nuit.

Monsieur Bouquet, je vous le dis sans emphase (pleurs), vous m’avez sans doute empêché de mourir et, plus encore, donner à vivre.

Votre tendresse, teintée de pudeur, votre bonté ne me quitteront jamais. Cette façon que vous aviez d’effleurer, de prendre mes mains pour fermer mon visage entre les vôtres. Alors, j’étais la plus forte du monde, rien ne pouvait m’arriver puisque j’étais entre vos mains, vos mains savantes, travailleuses, de velours, velours de théâtre. Je souhaite à tous les comédiens du monde de croiser un jour la route d’un monsieur Bouquet, un maître capable de vous alléger le pas, et d’emplir vos cœurs de l’amour du théâtre, et vos mains des outils les mieux affûtés. Je crains pourtant que vous ne soyez parti en omettant de nous laisser le moule de votre savoir-faire, et celui de votre élégance.

La grâce et l’esprit passent rarement le mur de la transmission.

Hier, je lisais dans un des nombreux hommages qui vous sont rendus que votre collaboration avec Camus vous avait bouleversé : « je suis rentré chez moi sur des échasses, qui m’ont été nécessaires toute ma vie », disiez-vous. Je comprends mieux pourquoi j’ai toujours vu en vous un Géant. L’heure de prendre congé de vous est venue. Très haut sur vos échasses, la tête dans les nuages, vous vous éloignez doucement. Le Ciel est à ce prix.

Je n’achèverai pas cette dernière lettre sans vous assurer que je veillerai sur Juliette, votre aimée de toujours, de la façon délicate dont vous avez veillé sur moi.

Les trois coups retentissent ; le rideau se lève, le roi se meurt. Pas vous, pas toi, non surtout pas toi !

Je t’embrasse de toute mon âme (sanglots). Avec ce tutoiement que j’ai enfin su te donner la dernière fois que nous nous sommes vus.

Je vous aime, je t’aime. Je sens votre bras s’arrimer au mien et nos peaux se frôler. »

Lire aussi « Il était un repère, un père », confie Muriel Robin au Parisien.


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Publié par Alexandra Deschamps

Journaliste, psychanalyste, animatrice d'ateliers d'écriture

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